
Incertitude économique, aléas climatiques, transition agroécologique … Comment les agriculteurs de demain s’adaptent-ils à ces changements permanents ? Avant l’ouverture du Salon International de l’Agriculture à Paris, voici les préoccupations de six jeunes exploitants. Des témoignages recueillis depuis 2016, sur une période de sept ans.
Le ciel a la couleur de la brume et la boue fait chavirer les pneus de notre voiture sur la petite route au milieu des champs de maïs. Ce jour d’automne 2024, les ornières sont gorgées d’eau tellement il a plu. Pierre Koehly profite d’une accalmie pour récolter le maïs de l’exploitation familiale près de la frontière suisse dans le Territoire de Belfort.
Pierre Koehly, agriculteur à Réchésy dans le Territoire de Belfort.
•
© Yves Petit
À la pause, le jeune homme prend le temps de répondre à nos questions. “Cette année, on a ensilé plus de surface que prévu. Cela donne du travail en plus parce qu’il y a beaucoup de résidus qui restent par terre, cela a un impact économique” explique-t-il entre deux passages de l’ensileuse, cette machine qui sert à récolter le fourrage vert.
La première fois que nous l’avions rencontré, c’était en 2016. Pierre s’apprêtait à être pensionnaire pendant deux ans au lycée Granvelle à Dannemarie-sur-Crète près de Besançon. Il préparait un BTSE ACSE (Analyse, Conduite et Stratégie de l’Entreprise Agricole), sésame pour l’installation sur une ferme et devenir chef d’une entreprise à part entière.
Dans sa promotion, il y avait aussi Bastien, Alexy et Valentin. Tout au long de leurs études, nous les avions rencontrés en cours, chez eux ou chez leurs maîtres de stage. Nous avions aussi demandé à Antoine, Alice, Thomas et Caroline du lycée de Levier de participer au tournage du documentaire “Entre deux mondes”. Tous allaient suivre des cours imprégnés de la réforme « Enseigner à produire autrement” mise en place dès 2014. Comment allaient-ils concilier tradition familiale et pratiques agroécologiques ?
=> Revoir le documentaire « Entre deux mondes » (2016-2018)
Tous ont obtenu leur diplôme, la plupart avec mention. Certains ont même poursuivi leurs études une année de plus. Et, nous, de l’autre côté de la caméra, nous avions pris conscience de la complexité et de la difficulté de ce métier. On s’était dit “rendez-vous dans dix ans” ! Finalement, c’est en 2024 que nous avons revu six d’entre eux pour tourner cette fois-ci une série de portraits.
Bastien Blanc nous l’avait dit dès sa première interview en 2016.
Est-ce que je vais vraiment finir agriculteur ? Est-ce que je pourrais m’installer ? On espère, on croise les doigts en espérant que cela aille mieux dans l’avenir, que les marchés vont remonter.
Pour lui, faire des études, c’était une façon de se rassurer et de retarder l’échéance de la reprise de l’exploitation familiale en Haute-Saône. En 2024, quelles sont les préoccupations d’Alice, Antoine, Bastien, Pierre, Thomas et Alexy ? Comment ont-ils évolué depuis la fin de leurs études ?
En 2016, nous recherchions une diversité d’expériences pour avoir une photographie de la jeunesse agricole la plus précise possible. Le photographe Yves Petit avait réalisé des portraits de ces jeunes. Avec une photo, on voit mieux le temps qui passe, la personnalité des jeunes ressort mieux aussi.
Bastien et Nicolas Blanc, agriculteurs en Haute-Saône.
•
© Yves Petit
Bastien n’est toujours pas installé comme exploitant agricole. “L’installation, c’est pire qu’un mariage” déclare-t-il en 2024. “Aujourd’hui, je n’ai pas de concret qui m’affirme ce qui va se passer sur le long terme”. Bastien ne veut pas gâcher l’héritage familial, “je n’ai pas envie de faire n’importe quoi”. Bastien est pour l’instant salarié dans l’entreprise de méthanisation de Raze, tout à côté de chez lui. Son père, Nicolas Blanc va bientôt prendre sa retraite. Son exploitation est passée en bio, un héritage précieux que son fils ne veut surtout pas dilapider. Habitués aux soubresauts des marchés internationaux, les agriculteurs doivent maintenant adapter leurs pratiques au réchauffement climatique.
Alexy Faivre n’ose pas non plus franchir le pas de l’installation. Comme Bastien, il donne des coups de main à son père mais préfère rester salarié de la coopérative agricole Interval en Haute-Saône près de Gray.
Il y a sept ans, je pensais tout simplement me remettre dans les pas de mon père sauf qu’avec l’expérience, on voit que c’est plus compliqué que cela.
Cette année, au service innovation de la coopérative, il teste une trentaine de variétés de maïs pour ensuite proposer aux agriculteurs une sélection. Après une récolte méticuleuse, chaque variété est emballée dans un sachet plastique. Plus tard, avec son collègue, Alexy pèsera chaque échantillon et tout sera analysé. Le choix d’une variété a des conséquences sur la production de lait, jusqu’à plus ou moins 2500 litres à l’hectare. Le rythme est soutenu.
Alexy prend tout de même le temps de nous parler. L’automne pluvieux contrarie les agriculteurs, il va falloir encore s’adapter. “Pour essayer de sauver les récoltes, on teste de nouvelles techniques. On fait des choses qu’on n’avait jamais faites avant pour essayer de contrer le climat” explique Alexy. Le climat avec ses pluies incessantes, ses canicules à répétition “embête” les agriculteurs.“C’est la recherche qui va permettre de faire avancer les choses” estime Alexy.
Alexy Faivre, salarié chez Interval.
•
© Yves Petit
En 2050, Alexy aura 51 ans. À ce moment-là, selon les prévisions des experts, le climat de la Bourgogne-Franche-Comté pourrait bien être méditerranéen. Avec son frère, il aura sans doute repris l’exploitation de son père Hervé Faivre à Membrey en Haute-Saône. Continuera-t-il à produire du blé, de l’orge et du colza ou aura-t-il commencé à cultiver des cultures “exotiques”? “On s’adaptera quand il faudra s’adapter, assure-t-il. Ce n’est pas encore pour nous, il ne faut pas aller plus vite que la musique”.
Thomas Pourcelot est aussi préoccupé par l’évolution du climat. Il vit et travaille à Passonfontaine. Un village de la zone AOP Comté à près de 800 mètres d’altitude. Ici, pas de cultures, juste des prairies. Le printemps et l’été, ses vaches laitières broutent l’herbe; l’automne et l’hiver, elles se nourrissent du foin coupé dans les champs. En théorie. Dans la pratique, les canicules ou les pluies abondantes perturbent les prévisions de Thomas et de tous les agriculteurs. Lors de la canicule de 2022, il a dû acheter du foin, cher et de mauvaise qualité.
Ma plus grande préoccupation est d’adapter les ressources au changement climatique. C’est un peu ce que je pensais il y a sept ans, mais pas à ce point-là.
Thomas Pourcelot, en 2024
Thomas l’assure, son professeur du lycée de Levier Denis Michaud avait raison. Il y a sept ans lors des cours d’agroécologie, l’enseignant était déjà convaincu qu’il “valait mieux partir des ressources pour penser un système ». C’est “un des grands principes de l’agroécologie” expliquait alors Denis Michaud.
Thomas Pourcelot, agriculteur à Passonfontaine dans le Doubs.
•
© Yves Petit
Sept ans plus tard, Thomas a fait le choix de ne garder que les génisses pour renouveler son troupeau, cela lui permet d’être autonome en foin. “Je suis producteur de lait à Comté mais je suis aussi un éleveur, rappelle-t-il. J’aimerais bien avoir des bêtes plein le bâtiment mais foncièrement ce n’est pas possible”. Déjà lorsqu’il était étudiant, Thomas nous disait qu’il fallait prendre sur soi et se dire que l’on fait avec ce qu’on a, pas essayer de chercher plus”.
Des principes qui n’empêchent pas Thomas de “vivre sa meilleure vie”. “J’ai un métier qui me plaît, ce n’est pas une corvée pour aller au boulot” et il peut gagner sa vie correctement. C’est aussi le fruit d’un travail collectif. Celui de la filière Comté. Pour produire leur fromage, les agriculteurs se sont organisés pour maîtriser leur production. Entre les printemps 2024 et 2025, la filière a décidé de baisser de 8,58 % la production de Comté. Les stocks de meules de Comté étaient trop importants, ils ont décidé de baisser la production.
Antoine Moyse a fait ses études avec Thomas. Il produit lui aussi du lait à Comté et s’est associé avec ses parents Christelle et David sur la ferme familiale à Montlebon, tout près de la Suisse. Comme Thomas, Antoine a su se dégager du temps pour faire autre chose que son métier. Chez les Moyse, l’autre grande passion avec l’élevage, c’est la musique.
Antoine est sensible à la place de l’agriculteur dans la société. Les agriculteurs sont devenus minoritaires dans les villages.
On n’est plus au centre du village. Par exemple, pour les répétitions de musique du samedi, la famille a changé l’heure de la traite pour pouvoir y participer.
Antoine et David Moyse, agriculteurs et musiciens
•
© Yves Petit
Le jeune homme s’interrogeait déjà lors de ses études des relations que les agriculteurs pouvaient avoir avec les consommateurs. En 1960, l’alimentation représentait presque un tiers du budget des familles françaises. En 2019, cette part était tombée à 17 %. En sept ans, la pensée du jeune homme a évolué. Il ne s’agit plus seulement de répondre aux attentes des consommateurs, c’est aussi à eux de faire la moitié du chemin.
Les relations avec la société font partie du métier. Alice Cunchon se voit bien dans dix ans dans sa ferme de lait à Comté, avec son mari et des enfants. Elle s’imagine en train de faire visiter leur “petite exploitation” pour “montrer ce que l’on fait, montrer que c’est beau et qu’il ne faut pas que cela s’arrête”.
En 2018, Alice s’imaginait déjà dans une “petite ferme à fabriquer “(ses) fromages et à les vendre en direct autour de chez (elle)”. Depuis notre premier tournage, la jeune femme s’est mariée, elle voit maintenant la vie à deux. Son rêve est désormais d’avoir une ferme à Comté. Avec son mari Nicolas Simon, ils sont prêts à emprunter un million d’euros pour reprendre une de ces fermes particulièrement recherchées en raison de leur bonne santé économique. En ce moment, les prix flambent dans la zone AOP Comté. La filière a prouvé sa capacité de résistance aux crises agricoles.
Alice Cunchon et Pierre Simon, ils se sont mariés et veulent acheter une ferme à Comté.
•
© Yves Petit
Alice reste lucide. Être autant endettés réduira leurs marges de manœuvre pour faire évoluer leur exploitation vers la transition agroécologique. En 2017, Alice nous l’affirmait “ les systèmes d’aujourd’hui ne sont pas l’avenir”. Aujourd’hui, Alice estime que “l’agriculture de qualité plutôt que de quantité” qu’elle prônait à la sortie de ses études, “a stagné un petit peu”. “J’ai l’impression, poursuit-elle, qu’on n’a pas vraiment bougé”. Sept ans après notre première rencontre, Alice a toujours ses rêves mais le poids du futur emprunt pèse déjà sur ses épaules. Il faudra produire pour rembourser.
La tradition familiale, la passion de nous nourrir, la vie au grand air… On a souvent cette image des agriculteurs, mais ces jeunes sont ou seront avant tout des chefs d’entreprise.
À la veille de l’ouverture du Salon de l’agriculture à Paris, le jeudi 20 février à 22.50, France 3 Bourgogne-Franche-Comté et Jérémy Chevreuil s’invitent dans un lycée agricole pour une émission spéciale de 52 minutes.
Avec ses invités, des étudiants, des jeunes professionnels et des enseignants en lycée agricole, cela sera l’occasion de s’interroger sur les motivations des jeunes agriculteurs dans un contexte de crise existentielle et de changement climatique.
Les invités de l’émission :
– Antoine Moyse et Alexy Faivre, deux jeunes agriculteurs, protagonistes du documentaire « Entre deux mondes » et de « Entre deux mondes, la suite »
– Pierre Bouveret, enseignant au lycée agricole Lasalle de Levier dans le Doubs et intervenant dans le documentaire « Entre deux mondes »
– Marie Guiot, proviseure du lycée Granvelle de Dannemarie-sur-Crète
– Isabelle Brunnarius, journaliste de la rédaction de France 3 Franche-Comté et auteur du documentaire « Entre deux mondes » et des portraits de « Entre deux mondes, la suite »
Au cours de l’émission, vous pourrez découvrir plusieurs extraits des 6 portraits de « Entre deux mondes, la suite ».
Voici ces portraits en intégralité :