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Clotilde Champeyrache : « Contre le trafic de drogue, il faut remettre en cause certains dogmes de l’économie libérale »

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Le ministre de l’Intérieur, Bruno Retailleau, en a fait un axe majeur de sa politique : la lutte contre le narcotrafic est l’objet d’une proposition de loi sénatoriale adoptée en première lecture le 4 février. Elle est issue du rapport d’une commission d’enquête sur l’impact du trafic de drogue en France, initiée fin 2023 par… Bruno Retailleau, alors chef des Républicains (droite) au Palais du Luxembourg.

Fruit d’un accord transpartisan entre la gauche et la droite, la proposition de loi, qui vise principalement à ordonner et renforcer la réponse répressive, hérisse une partie de la magistrature et des avocats pénalistes qui la jugent « attentatoire aux droits de la défense et du justiciable ».

De plus, l’empilement de mesures répressives est peu susceptible d’enrayer le phénomène du narcotrafic en France, explique Clotilde Champeyrache, économiste au Conservatoire national des arts et métiers (Cnam), spécialiste des organisations criminelles et autrice de Crime Economics. An Original Institutional Approach (Routledge, 2024).

De nombreux responsables politiques s’inquiètent d’une montée en puissance du trafic illégal de stupéfiants en France. Le ministre de l’Intérieur a même parlé de « mexicanisation » de notre pays. Est-ce que l’analogie vous semble pertinente ?

Clotilde Chapeyrache : La problématique du narcotrafic est ancienne et l’on observe depuis longtemps une croissance de la consommation et de l’offre de stupéfiants. Dernièrement, des expressions de violence – notamment des règlements de compte, à Marseille mais aussi dans des petites villes – ont enfin alerté l’opinion publique et les politiques sur ce qui se passait.

L’analogie avec le Mexique est cependant très exagérée. Ce pays recense des milliers de morts par an liés au narcotrafic, avec des épisodes de violence indiscriminée. Il y a des règlements de compte entre criminels, mais également des responsables politiques, des membres de la société civile et beaucoup de victimes innocentes qui sont abattus. Le niveau de violence est donc bien supérieur à celui de la France.

Au Mexique, on peut à juste titre parler de narco-Etat, dans le sens où les flux de capitaux illégaux permettent une corruption à très grande échelle. Un certain nombre de politiciens, y compris au plan national, sont dépendants de cet argent sale. On n’en est pas là en France, heureusement.

La France dispose de l’un des arsenaux les plus répressifs contre les consommateurs et le trafic de stupéfiants, mais reste l’un des pays de l’UE qui consomme le plus, notamment de cannabis. Comment l’expliquer ?

« S’attaquer au consommateur revient à combattre l’extrémité de la chaîne sans frapper l’approvisionnement »

C. C. : Effectivement, le code pénal français est très sévère en matière de stupéfiants. Mais dans la pratique, on va surtout cibler les consommateurs, en oubliant la problématique de l’addiction. Les drogues ne sont pas une marchandise banale, c’est une marchandise qu’on a envie, voire besoin de consommer. La demande est en partie captive. S’attaquer au consommateur revient à combattre l’extrémité de la chaîne sans frapper l’approvisionnement.

Or cet approvisionnement est devenu massif. Ainsi, la cocaïne, qui est en train de faire une percée importante dans les usages, est actuellement produite dans des quantités inédites. Les plantations de coca ont proliféré, il y a donc des quantités énormes de marchandises à écouler, avec un prix qui a baissé et une pureté plus importante, qui n’est pas sans effet sur les usagers.

Depuis la crise sanitaire, l’accessibilité du produit a été facilitée par le recours accru aux réseaux sociaux et à la livraison à domicile. Cela change la donne pour beaucoup de consommateurs, qui pouvaient être rebutés par le déplacement dans les lieux de distribution, parfois mal famés et dangereux. Enfin, les dealeurs ont mis en place une politique marketing de relance, extrêmement vicieuse pour l’usager. Celui-ci va recevoir des SMS avec des promotions, des offres spéciales pour son anniversaire ou parfois des échantillons d’autres drogues ajoutés à sa commande. On assiste donc vraiment à une fabrication de la demande.

Est-ce que la proposition de loi du Sénat apporte des réponses, des solutions à ce phénomène ?

C. C. : Non. La commission sénatoriale s’est plutôt placée sur le volet répression, de la production comme de l’offre. La question de la prévention n’a pas vraiment été abordée dans les auditions. Cela en dit beaucoup sur la façon dont on perçoit les usagers de drogues. Le seul discours qu’on entend, c’est celui de la culpabilisation du consommateur. Encore une fois, cela revient à s’attaquer au petit bout de la chaîne, et cela n’est pas efficace.

Il y a un niveau très faible de contrôle sur les flux de marchandises qui rentrent en France, ce qui laisse le champ libre aux trafics. Est-ce que la proposition de loi sénatoriale aborde ce problème ?

C. C. : Pas vraiment. La proposition de loi donne des instruments pour protéger les enquêtes, comme le « dossier coffre ». Elle appelle aussi à faire plus de renseignement criminel. C’est une bonne chose : en France, on s’intéresse trop peu aux organisations criminelles. On travaille plutôt sur des marchés, mais du coup, on ne les insère pas dans une dynamique d’ensemble. D’après Europol, les organisations criminelles en Europe sont à 70 % multiactivités, c’est-à-dire qu’elles n’opèrent pas seulement dans le trafic de stupéfiants. Il n’est donc pas pertinent de cibler uniquement ce volet de leurs activités.

« Il faudrait plus de contrôles dans les ports, quitte à ralentir le commerce mondial »

Mais pour ce qui est du contrôle des flux de marchandises, la proposition de loi reste sur une position fataliste, influencée par le discours ultralibéral : « Nous n’avons pas le choix, si l’on veut que les marchandises circulent le plus vite possible, il faut contrôler le moins possible. » C’est une vision court-termiste et délétère. Elle écarte le fait que l’économie illégale se greffe sur l’économie légale et l’impacte directement. L’économie illégale charrie de l’argent sale et de la corruption, qui perturbent l’économie légale avec le blanchissement, mais également la prise de contrôle de territoires.

Il faut changer ce discours et ne pas brader la sécurité au nom de l’efficience économique. Il faudrait plus de contrôles, quitte à ralentir le commerce mondial. Des contrôles accrus dans les ports permettraient de réduire non seulement le narcotrafic, mais également le commerce de contrefaçons, le trafic d’armes ou encore d’espèces protégées de faune et de flore. In fine, cela toucherait de façon plus large les organisations criminelles et leurs diverses activités.

Diriez-vous que les outils avancés par la proposition de loi sénatoriale ne sont pas adaptés à la situation ?

C. C. : Il ne suffit pas de créer des instruments, il faut leur donner du contenu. Par exemple, si l’on a l’ambition de frapper les organisations criminelles au portefeuille – ce qui est une excellente chose –, il faut des moyens humains afin de pouvoir mener des enquêtes patrimoniales complexes et longues. Autre exemple, la loi française prévoit déjà la possibilité de prononcer une injonction thérapeutique pour l’usager de drogues. Sauf que les moyens ne sont pas au rendez-vous : il n’y a pas suffisamment de maisons de soins pour réellement appliquer cette mesure et essayer de faire sortir les consommateurs de leurs addictions.

Que recommandez-vous ?

« Il faut mener une réflexion sur les organisations criminelles, pas se focaliser sur le seul marché des stupéfiants »

C. C. : Il faut changer de focale, arrêter de concentrer la répression sur les consommateurs et les petites mains du trafic. Il faut mener au contraire une réflexion sur les organisations criminelles et ne pas se focaliser sur le seul marché des stupéfiants – qui est préoccupant, mais qui n’est pas le seul. Je pense notamment à la problématique du trafic d’armes. Comment se fait-il que l’on puisse fournir sans difficulté des armes à feu, des armes de guerre à des mineurs ?

Plus globalement, je pense que l’analyse traditionnelle de l’économie du crime passe à côté du sujet. Si l’on pense que le criminel se comporte de manière rationnelle et qu’il va seulement maximiser son profit, cela empêche de comprendre de nombreux phénomènes. Il faut remettre en cause certains dogmes de l’économie libérale, et c’est ce que fait l’économie institutionnaliste, qui replace la question du pouvoir au centre – ce qui permet de comprendre que certaines organisations criminelles ont aussi des activités qui ne sont pas forcément rationnelles économiquement.

Ainsi, elles peuvent mener des activités de bienfaisance dans certains quartiers afin d’asseoir leur emprise territoriale. Et ça, c’est un enjeu pour la souveraineté des Etats. L’argent de la drogue peut irriguer des territoires et créer une légitimité pour certains criminels.



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