Alors que les députés espagnols ont définitivement voté en février 2023 une loi créant un congé pour les menstruations incapacitantes, en France, les délibérations prises par les collectivités ne sont pas regardées du même œil par l’État. Car malgré plusieurs propositions de loi déposées, aucune d’entre elles n’a encore pu être adoptée.
Résultat : si certaines entreprises du secteur privé ont ouvert la marche, branche par branche, les collectivités ont, elles aussi, tenté de faire évoluer le droit, une par une.
A l’instar de Toulouse, Strasbourg ou encore Lyon, plusieurs villes françaises ont en effet tenté de faire adopter des autorisations spéciales d’absence à destination de leurs fonctionnaires, pour des motifs qui s’assument « progressistes » : congé menstruel en cas de règles incapacitantes, congé 2e parent pour partager la charge de l’arrivée d’un jeune enfant, congé d’interruption de grossesse (IVG)…
En Isère, pas moins de quatre collectivités (Seyssinet-Pariset, Echirolles, Grenoble, Grenoble Alpes Métropole) ont défendu et voté ces congés qui prennent la forme d’une autorisation spéciale d’absence (ASA), élargie à ces nouveaux motifs. Seul un certificat médical déposé une fois par an est nécessaire pour que les salariées puissent bénéficier, en échange, d’un jour d’absence sans carence par mois pour des règles incapacitantes par exemple.
Mais alors que les deux premières communes ont pris ces dispositions en 2023, les deux délibérations les plus récentes concernant la Métropole et la Ville de Grenoble viennent d’être attaquées au Tribunal administratif de Grenoble par la préfète de l’Isère, quelques semaines seulement après son arrivée aux commandes le 25 novembre 2024.
Un décret manquant crée un flou juridique
Car en l’absence d’une loi précise, la bataille juridique et politique fait rage. En cause : la préfecture reproche en effet aux collectivités iséroises « d’instaurer de nouveaux motifs d’autorisations spéciales d’absence (ASA) non prévus par la réglementation » (création de nouvelles ASA pour différents motifs de « consultations hospitalières », « Accueil de l’enfant 2ème parent », « congé de santé menstruelle » ou encore « congé d’interruption de grossesse ») alors même que « le cadre légal en vigueur n’ouvre pas le droit au bénéfice d’une ASA pour raison de santé ».
La préfète juge également que « la création envisagée de ces nouvelles ASA a pour conséquence de contourner la règle des 1.607 heures en vigueur dans les trois versants de la fonction publique », créant ainsi « une rupture d’égalité et de parité entre celles-ci ».
Des motifs réfutés par les collectivités concernées, telle la Ville de Seyssinet-Pariset (13.000 habitants), qui a été la première du département à voter un congé menstruel en juillet 2023. « Le décret entourant les motifs pour les autorisations spéciales d’absence n’a jamais été précisé pour les collectivités locales. Or, nous pensons que cela peut s’appliquer au congé menstruel », précise le maire (union de la gauche) Guillaume Lissy, qui estime que la bataille actuelle se situe désormais sur le terrain de « l’interprétation du droit ».
« Ouvrir la voie sur ces sujets tabous »
Si la commune n’est cette fois pas directement ciblée par le recours au Tribunal administratif en référé de ce jeudi – la préfecture ne disposant que d’un délai de deux mois pour assurer le contrôle de la légalité d’une décision -, Seyssinet Pariset veut s’ériger en exemple et en soutien des deux territoires voisins, Grenoble et Grenoble Alpes Métropole, dont les délibérations plus récentes sont aujourd’hui attaquées par l’État.
« Nous nous sommes engagés pour améliorer les conditions de travail de nos agentes en prenant en compte les questions de santé qui sont une réalité, en travaillant aussi plus largement sur l’adaptation des postes de travail, le recours au télétravail quand cela est possible. Avec l’idée qu’après l’Espagne, nous voulions faire partie des collectivités qui ouvraient la voie sur ces sujets tabous, alors même que la moitié de l’humanité est menstruée », explique à La Tribune Guillaume Lissy.
Celui-ci observe que depuis la mise en place de ce congé il y a un an et demi, seuls 2 à 3% des 300 agents en auraient fait l’usage. Et cela, sans générer le besoin de recruter du personnel supplémentaire : « Nous sommes une collectivité où le taux de féminisation est important, notamment dans certains services comme les crèches : on aurait pu penser que ce congé allait être très utilisé ou qu’il allait mettre en difficulté le fonctionnement des services, ce qui n’a pas du tout été le cas », martèle-t-il.
Du côté de Grenoble Alpes Métropole, la conseillère déléguée en charge de l’égalité femmes-hommes, Corine Lemariey, le vote de ces trois congés (menstruel, 2e parent et IVG) le 20 décembre 2024 s’indigne aussi :
« Nous refuser cette disposition porte atteinte au principe d’égalité et à la loi de décentralisation qui a donné l’opportunité aux collectivités de choisir leur fonctionnement interne », estime l’élue, qui glisse qu’une enveloppe de 100.000 euros avait été projetée pour la mise en place du congé 2e parent, qui offrirait six semaines supplémentaires aux agents concernés.
Défendre une égalité par le haut
À l’heure où le président français Emmanuel Macron avait annoncé sa volonté de faire de l’endométriose (une maladie qui touche en moyenne une femme sur dix) et de l’égalité femmes-hommes une grande cause nationale, les élus isérois (issus principalement de majorités de gauche) considèrent que l’État français n’est, à ce jour, pas au rendez-vous. Les quatre collectivités ont également adressé un courrier au premier ministre, François Bayrou, afin de lui demander à minima l’instauration d’un décret d’application relatif aux ASA, et plus largement la création d’une loi qui permette à toutes les salariées de pouvoir bénéficier du même droit.
« Notre volonté est de défendre une égalité vers le haut, où tout le monde ait accès au même droit », ajoute Guillaume Lissy, qui concède cependant que l’instabilité politique actuelle et l’essor de mouvements conservateurs à l’échelle européenne et mondiale ne facilite pas les débats autour de ces sujets sociétaux.
« Ce qui interroge, c’est qu’il existe plusieurs préfets qui attaquent ces décisions prises au niveau local, pendant que d’autres décisions perdurent. On peut estimer que cela pose une question de rupture d’égalité territoriale entre un agent dont la commune aurait adopté la mesure, et une autre pas », analyse Marie Mesnil, maîtresse de conférences en droit privé et sciences criminelles à l’université Paris Saclay. À Strasbourg, le « congé de santé gynécologique » voté par l’Eurométropole a, lui aussi, été déferré par le préfet – la décision reste attendue – , tandis qu’à Toulouse, le congé menstruel de la commune du Plaisance-du-Touch (Haute-Garonne) a été suspendu par le juge des référés, en l’attente d’un jugement sur le fond.
Marie Mesnil précise qu’à l’heure actuelle, seul le Conseil d’Etat pourrait être saisi pour fixer une jurisprudence de manière définitive, ce qui n’a pas encore été le cas. « Et si le Conseil d’Etat venait à confirmer l’interdiction d’appliquer une ASA pour ce type de congé, seule une loi pourrait venir modifier ce dispositif ».
En attendant, le combat semble continuer sur le terrain : en plus de maintenir leurs dispositifs en l’attente d’une position du tribunal administratif, les collectivités iséroises pourraient bientôt être rejointes par deux nouvelles communes : « Le Touvet ou Noyarey ont elles aussi annoncé qu’elles porteraient en soutien des délibérations en ce sens », ajoute Corine Lemariey.