
Le ministère de l’Education a beau sortir les cotillons, le cœur n’est pas complètement à la fête en ce mardi 11 février, date anniversaire des vingt ans de la loi pour « l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées ». « J’ai commencé ma carrière avec cette loi, et ce qui saute aux yeux ce sont les limites et les difficultés qui persistent », témoigne Céline, enseignante en grande section dans le sud de l’Ile-de-France.
De son côté, la Cour des comptes dressait en septembre dernier un « bilan contrasté » de l’application de la loi. Le rapport reconnaît « la pertinence et la cohérence » de cette politique publique, mais pointe « des faiblesses dans la mise en œuvre ».
Il faut se souvenir, pourtant, le bouleversement qu’a représenté ce texte, à la fois pour l’école et les familles d’enfants en situation de handicap. La loi pose le principe de l’inclusion scolaire en milieu ordinaire pour tous les élèves.
« Auparavant, c’était aux élèves en situation de handicap (ESH) de s’adapter pour être dans la classe. Dorénavant, c’est l’Éducation nationale qui est responsable de leur accueil, notamment parce que ces enfants ont le droit à un accompagnement spécifique », explique Elisabeth Jamin, qui suit le sujet de l’inclusion scolaire pour le Syndicat des enseignants-Unsa.
Jusque-là, seule une loi de 1975 fixait déjà l’obligation de scolarisation pour les enfants handicapés, mais ceux-ci étaient souvent placés dans des classes à l’écart, comme les classes de perfectionnement en primaire ou en préprofessionnalisation au collège.
Des effectifs en forte hausse
Quantitativement, les résultats sont là. Depuis 2005, les effectifs d’élèves en situations de handicap scolarisés en milieu ordinaire ont explosé. « En 2006, ils étaient 155 000. À la rentrée 2024, ces effectifs étaient de 500 000 », indiquait Caroline Pascal, directrice générale de l’enseignement scolaire (Dgesco), lors d’une table ronde au Sénat le 15 janvier dernier.
« Cette augmentation est aussi due au fait que le texte de loi fait basculer dans la catégorie du handicap des troubles qui jusque-là étaient catégorisés comme des troubles de l’apprentissage. C’est notamment le cas des élèves “dys” [atteints par des troubles spécifiques des apprentissages : dyslexie, dyspraxie, dyscalculie…, NDLR] qui ont été comptabilisés comme ESH alors qu’ils ne l’étaient pas auparavant », ajoute Sandrine Garcia, sociologue de l’éducation.
Mais il y a encore un fossé entre les principes et la réalité. 200 000 enfants handicapés n’avaient pas de scolarité identifiée en janvier 2024, selon l’association Ambition école inclusive. « C’est un ordre de grandeur, mais ce sont les chiffres que nous avons trouvés en comparant les notifications des maisons départementales des personnes handicapées (MDPH) et les données de l’Éducation nationale », explique la présidente Muriel Battut.
Sur les 700 000 enfants ayant un droit au titre du handicap, 29 % n’ont pas de scolarité identifiée
Il apparaît ainsi que parmi les 700 000 enfants ayant un droit au titre du handicap, 62 % sont scolarisés en milieu ordinaire avec un projet personnalisé de scolarité (PPS), 9 % sont en établissement social ou médico-social et 29 % n’ont pas de scolarité identifiée.
Muriel Battut, qui est aussi maman d’un jeune garçon autiste, rencontre dans les associations des enfants polyhandicapés qui sont inscrits à l’école mais ne peuvent y être accueillis, faute d’accompagnement spécifique. Par manque de places, ils ne peuvent pas non plus accéder aux structures spécialisées, comme les instituts médico-éducatifs (IME).
Le parcours administratif du combattant
Une des raisons des difficultés de scolarisation effective réside dans la complexité du parcours administratif. Avec la loi de 2005 ont été créées les maisons départementales des personnes handicapées (MDPH), un guichet unique pour accompagner ces personnes, et notamment les enfants. Pour bénéficier des mesures d’accompagnement prévues par l’Education nationale, il faut avoir une reconnaissance de cette maison, et surtout une notification.
Problème : cela prend beaucoup de temps, trop à l’échelle de la vie des élèves, de leurs familles et des enseignants.
« Là où j’enseigne, il faut six mois pour voir un orthophoniste. Or l’avis de ce professionnel est une condition sine qua non pour la MDPH. Cela allonge d’autant le parcours », constate Céline.
L’enseignante évoque le rôle de ses collègues en petite section, qui sont très attentives aux difficultés de l’enfant afin de faire remonter au plus tôt les situations où un handicap est suspecté. Entre le moment de la détection, l’annonce aux parents et l’obtention d’un accompagnement spécifique, il peut s’écouler une voire deux années. Autant de temps perdu pour prendre les difficultés à la racine.
Depuis septembre 2024, le gouvernement expérimente dans quatre départements les pôles d’appui à la scolarité (PAS).
« Ces structures novatrices visent le renforcement de la coopération entre l’éducation nationale et les acteurs du secteur médico-social, en personnalisant l’accompagnement de chaque élève », expliquait Caroline Pascal lors de la table ronde sénatoriale.
La Dgesco mettait en avant des délais d’attente plus courts qu’en maison départementale pour les personnes handicapées, notamment dans le département de l’Ain. « Le délai de réponse est en moyenne de deux jours. Ensuite, quinze jours pour faire un plan d’action et les premiers bilans sont établis au bout de six mois. » Mais le bilan reste à établir.
Une maltraitance institutionnelle
En interne, l’Education nationale a déployé diverses mesures et dispositifs pour accompagner les élèves en situation de handicap, parmi lesquels les unités localisées pour l’inclusion scolaire (Ulis). Ces classes particulières accueillent pour un nombre précis d’heures hebdomadaires des enfants scolarisés en classe ordinaire le reste du temps. Les effectifs sont réduits et les enseignants qui y interviennent sont spécifiquement formés.
« Ce dispositif permet aux élèves de souffler un peu, de prendre le temps de revenir sur certaines notions si le rythme de la classe ordinaire est trop lourd pour eux », explique Elisabeth Jamin du SE-Unsa.
En 2022, l’Education nationale comptabilisait 12 272 Ulis dans les écoles, collèges et lycées. « Là encore, on se retrouve face à un manque de places par rapport aux besoins », déplore la syndicaliste.
Face au manque de moyens et aux difficultés de recrutement, les AESH manquent à l’appel
Autre dispositif majeur, les accompagnant·es d’élèves en situation de handicap (AESH), anciennement assistants de vie scolaire, sont devenus en nombre le deuxième métier de l’Education nationale. Ces professionnels accompagnent les enfants en classe pour veiller à leur socialisation, leur sécurité et les aider dans leur scolarisation. C’est la MDPH qui notifie si l’enfant a besoin d’un ou d’une AESH et pour combien d’heure par semaine. Hélas, face au manque de moyens et aux difficultés de recrutement, et malgré une revalorisation récente du statut, les adultes manquent à l’appel.
« Dans mon école, on a six enfants notifiés par la MDPH, deux qui attendent d’être notifiés mais nous n’avons que trois AESH, et encore pas toute la semaine ! Dans ma classe, quand l’AESH n’est pas là, c’est bien plus difficile d’enseigner dans de bonnes conditions », raconte Céline.
Pour les enseignants, le manque de moyens déployés dans le cadre de l’inclusion scolaire la rend souvent cruelle. « La loi a inscrit ce principe sans que des moyens et une réflexion globale soit menée, constate Sandrine Garcia. De fait, c’est sur les épaules des enseignants que repose cette politique publique. Ils font face à des situations beaucoup trop complexes, où l’on leur demande d’être à la fois des éducateurs spécialisés et des enseignants. »
Les syndicats pointent aussi l’enjeu des vases communicants dans un contexte d’austérité :
« On ferme des places en IME, donc les enfants qui devaient y aller se retrouvent en Ulis, prenant la place de ceux qui devaient aller dans ces dispositifs. Ces derniers se retrouvent donc en classe ordinaire avec une AESH quelques heures par semaine. Aucun élève n’est à la place qui serait la meilleure pour lui. Et cela crée beaucoup de souffrance », souffle Guislaine David, porte-parole du SNUipp-FSU.
Pour Muriel Battut, cette situation révèle avant tout notre regard sur l’école inclusive. Comme de nombreux acteurs, elle évoque le sentiment d’être à un point de bascule. « On est à la croisée des chemins, abonde Elisabeth Jamin. Si l’on continue ainsi, on va vers l’échec de l’inclusion. »