Interféromètre spatial Lisa : le futur des ondes gravitationnelles… et de la physique des particules ?
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Interféromètre spatial Lisa : le futur des ondes gravitationnelles… et de la physique des particules ?
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Il y a quelques années, au Japon, David Dunsky a assisté à une conférence sur les ondes gravitationnelles, ces ondulations dans le tissu de l’espace-temps créées par l’accélération d’objets massifs tels que les étoiles et les trous noirs. Rien d’étonnant, sauf que l’auditeur était spécialiste en physique des particules… cette discipline qui a pour objet la traque des lois les plus fondamentales et des composants les plus élémentaires de la matière. Pour ce faire, les outils de prédilection sont depuis longtemps les collisionneurs avec lesquels on teste les hypothèses en faisant se fracasser les unes contre les autres des particules à des énergies gigantesques. Des événements observés, les théoriciens accèdent à l’infinie petitesse de phénomènes qui ne se produisent qu’à très petite échelle, et renseignent du même coup sur les premiers instants de l’Univers, lorsqu’il était minuscule, dense et incroyablement chaud.

Mais durant l’exposé, David Dunsky a appris que les futurs observatoires d’ondes gravitationnelles, à commencer par Lisa (Laser interferometer space antenna, soit Antenne spatiale à interférométrie laser), de l’Agence spatiale européenne (ESA), seront utiles pour étudier la physique des hautes énergies. Le dispositif serait notamment à même de repérer des « cordes cosmiques », des objets hypothétiques imaginés par Tom Kibble dans les années 1970 qui consistent en de vastes brins d’énergie concentrée nés d’une brisure spontanée de symétrie peu après la naissance de l’Univers. « J’ai voulu en savoir plus, concède le désormais cosmologiste et physicien des particules à l’université de New York et comprendre comment les ondes gravitationnelles primordiales pouvaient éclairer la physique à des énergies bien supérieures à celles que l’on peut espérer avec un collisionneur. »

Le LHC dépassé

Il n’est pas le seul à voir dans la piste des ondes gravitationnelles une voie d’avenir pour la physique des particules. De fait, douze années se sont écoulées depuis la dernière découverte majeure effectuée dans un collisionneur de particules, celle du boson de Higgs au Grand collisionneur de hadrons (LHC) en 2012. Cette prouesse a apporté la dernière pièce du « modèle standard » qui récapitule particules et forces connues. Depuis, bien des théories ont été proposées pour élargir ce modèle standard, mais les collisionneurs adaptés pour les tester manquent.

« On imagine de construire, dans les cinquante prochaines années, des collisionneurs dix fois plus puissants que le LHC », déclare Raman Sundrum, de l’université du Maryland. Et d’ajouter : « Toutefois, pour tester les théories unifiées, qui réuniraient les trois forces du modèle standard en une seule plus fondamentale, un collisionneur devrait être 10 milliards de fois plus puissant… » D’où l’idée de se tourner vers la nature, et plus précisément vers les échos gravitationnels des processus qui se sont déroulés peu après le Big Bang, quand l’Univers était si énergique qu’une physique dépassant le modèle standard aurait régné.

C’est l’espoir que mettent des physiciens en Lisa. La mission est imaginée au début des années 1980 et fut d’abord menée conjointement par l’ESA et la Nasa. Mais les Américains se sont retirés en 2011 pour des raisons budgétaires, obligeant l’Europe à faire cavalier seul. En janvier dernier, Lisa a finalement reçu le feu vert de l’ESA, désormais en quête de partenaires industriels. Cette annonce faisait suite au succès, en 2015 et 2016, d’une mission pilote, Lisa Pathfinder, qui a permis de tester les technologies clés du futur observatoire.

Le lancement de Lisa est planifié pour 2035. Pendant quatre ans, trois satellites aux sommets d’un triangle équilatéral de 2,5 millions de kilomètres de côté seront à l’affût des ondulations de l’espace-temps. « Pour la première fois, nous aurons, peut-être, des signaux de cette époque très précoce de l’Univers », s’enthousiasme Isabel Garcia Garcia, de l’université de Washington. Ce serait un coup de chance cosmique extraordinaire !

Lisa interféromètre satellites ondes gravitationnelles

© Pour La Science

Aucun télescope « classique », aussi performant soit-il, ne peut espérer pénétrer ces premiers instants, car tous ne captent que des ondes électromagnétiques. Or, durant les 380 000 premières années qui ont suivi le Big Bang, l’Univers était rempli d’un plasma ionisé qui dispersait les photons, le rendant opaque à la lumière et jetant sur lui une sorte de voile cosmique. Les ondes gravitationnelles n’ont pas ce problème et circulaient librement dans l’Univers primordial. « C’est comme si on entendait quelque chose dans le brouillard », confirme Raman Sundrum.

Les observatoires existants, comme Ligo et Virgo, ne sont probablement pas sensibles à ces ondes primordiales, mais Lisa serait en mesure de les détecter. Les trois installations fonctionnent néanmoins sur le même principe. Lorsqu’une onde gravitationnelle passe, elle étire et contracte l’espace-temps. Cela se traduit par une légère différence dans la longueur des « bras » des dispositifs, que l’instrument peut déceler en suivant le désalignement des crêtes et des creux de faisceaux laser qui les parcourent.

Éloigné de l’environnement bruyant de la Terre, Lisa sera beaucoup plus sensible que ses homologues terrestres qui ont déjà révélé les ondes gravitationnelles associées à des collisions de trous noirs et d’étoiles à neutrons. Il sera également beaucoup plus grand : chacun de ses bras sera près de 400 fois plus long que le rayon de la Terre. Malgré sa démesure, Lisa détectera des variations de distance qui resteront extrêmement faibles – environ 50 fois plus petits qu’un atome. « C’est assez fou, si l’on y réfléchit », avoue Nora Lützgendorf, de l’ESA.

Sensible à des longueurs d’ondes gravitationnelles de quelques centaines de milliers de kilomètres à quelques milliards, là où Ligo se « limitait » à une gamme entre 30 et 30 000 kilomètres, Lisa aura ainsi accès à d’autres types d’événements astrophysiques, notamment les fusions de trous noirs supermassifs (et non plus ceux de la taille d’une étoile). De plus, la bande de longueurs d’onde de Lisa correspond exactement à celles que les physiciens ont calculées pour les ondes gravitationnelles (aujourd’hui gigantesques du fait de l’expansion de l’Univers) créées durant les 10-17 à 10-10 premières secondes après le Big Bang, c’est-à-dire pratiquement au début du temps.

Au-delà du modèle standard

« On peut voir une miraculeuse coïncidence », concède Chiara Caprini, de l’université de Genève et du Cern, dans la correspondance entre « la bande de fréquence de détection de Lisa et cette époque particulière de l’évolution de l’Univers qui marque une frontière en physique des particules ». En effet, jusqu’à cette limite, le modèle standard explique très bien comment les dix-sept particules élémentaires qui le composent interagissent avec trois forces (électromagnétique, nucléaire forte et nucléaire faible). Mais personne ne pense que ce modèle, bien que fort de ses énormes succès, est le niveau le plus fondamental d’explication de l’Univers.

De fait, la théorie a ses faiblesses. Par exemple, la masse du boson de Higgs semble arbitraire et étonnamment petite par rapport aux échelles d’énergie bien plus grandes de l’Univers. En outre, le modèle standard n’offre aucune place à la matière noire ni à l’énergie sombre, ce moteur de l’accélération de l’expansion de l’Univers. Autre souci, l’antimatière et la matière se comportent exactement de la même façon sous l’effet des trois forces du modèle standard, ce qui est paradoxal puisque la matière seule prédomine. Sans compter la gravité, la quatrième force fondamentale qu’ignore le modèle standard et qui requiert sa propre théorie, la relativité générale.

modèle standard physique des particules

Élaboré dans les années 1960 et 1970, le modèle standard décrit mathématiquement les composants élémentaires de la matière et les interactions (portées par des bosons, des gluons et des photons) qui les régissent.

© Barbara Aulicino

« Beaucoup ont donc essayé de modifier le modèle standard et d’en proposer des extensions », explique Pierre Auclair, de l’université catholique de Louvain, en Belgique. Mais sans preuves expérimentales possibles, ces idées restent de purs édifices intellectuels. Le physicien est un théoricien, mais il « essaie autant que possible de se relier à des expériences ». C’est pourquoi il s’intéresse à Lisa, car selon lui les extensions du modèle standard conduisent souvent à des scénarios différents d’événements extrêmes dans l’Univers primitif.

De même, les promesses de Lisa en matière de physique des hautes énergies ont incité Isabel Garcia Garcia à repenser sa carrière : il y a quelques années, elle a commencé à étudier les ondes gravitationnelles et la façon dont la physique au-delà du modèle standard laisserait des empreintes détectables par Lisa.

L’année dernière, avec ses collègues, elle a publié des travaux sur la signature des ondes gravitationnelles des « murs de bulles ». De quoi s’agit-il ? À mesure de son expansion, l’Univers s’est refroidi et a connu, tout comme l’eau qui gèle, des transitions de phase, notamment celle qui a vu une force « électrofaible » unique se scinder en deux forces distinctes, la force électromagnétique et la force faible. Selon le modèle standard, cet événement se déroula en douceur. Mais selon certaines approches alternatives, ce fut plus violent et l’Univers se serait retrouvé constitué de bulles, des « poches d’espace », séparées par des barrières énergétiques.

Explication. Les champs quantiques qui imprègnent l’Univers ont des états d’énergie minimale, ou « états fondamentaux ». Lors du refroidissement, de nouveaux états fondamentaux à plus faible énergie se sont développés, mais certains champs ont été empêchés de les atteindre immédiatement, et ont été piégés dans des minima locaux, stables qu’en apparence. Cependant, un petit morceau d’Univers rejoignait parfois son véritable état fondamental par un tunnel quantique, créant ainsi une bulle de vide en expansion rapide, dont l’énergie était inférieure à celle de l’Univers extérieur.

« Ces bulles, très énergétiques, se déplacent à une vitesse proche de celle de la lumière en raison de la différence de pression entre l’intérieur et l’extérieur, explique David Dunsky. Lorsqu’elles entrent en collision, on assiste à un choc violent entre ces deux objets très relativistes, un peu comme les trous noirs qui émettent de fortes ondes gravitationnelles lors de leur coalescence. »

Un bourdonnement gravitationnel

De façon plus spéculative, les transitions de phase dans l’Univers primordial ont également pu créer d’énormes cordes et feuilles d’énergie dense. De telles structures, respectivement nommées « cordes cosmiques » et « murs de domaine », apparaîtraient quand l’état fondamental d’un champ quantique change et devient multiple, chacun étant tout aussi valable qu’un autre. Il peut en résulter des défauts le long des frontières entre les poches de l’Univers qui sont tombées dans des états fondamentaux différents.

Dans certaines roches constituées de domaines caractérisés par leur propre orientation du champ magnétique, celui des régions frontalières présente une distorsion importante pour passer d’une direction à l’autre. De même, les champs quantiques dans les différentes régions de l’Univers « sont contraints aux frontières » détaille David Dunsky, « ce qui se traduit en ces zones par de grandes densités d’énergie : ce sont les murs de domaine et les cordes cosmiques ».

S’ils existent, ces derniers se seraient étendus pour couvrir la quasi-totalité de l’Univers à mesure de son expansion, et créeraient des ondes gravitationnelles lorsqu’ils se déforment. Mais les échelles d’énergie de ces ondes ont été fixées pour l’essentiel lors de la formation des objets dans les premiers instants de l’Univers et sont, peut-être, dans le domaine de sensibilité de Lisa.

Les ondes gravitationnelles du tout début de l’Univers ne nous parviennent pas sous la forme bien nette de celles qui sont associées aux collisions de trous noirs. Parce qu’ils se sont produits très tôt dans le temps, ces signaux se sont depuis étirés dans tout l’espace, se sont répercutés dans toutes les directions, de tous les points du cosmos, en même temps. Il s’agit plus d’un « bourdonnement gravitationnel » de fond, mais continu. « Un bruit pour le commun des mortels, concède Raman Sundrum, mais qui recèle un code caché. »

Un indice important sera le spectre du signal, c’est-à-dire son intensité à différentes fréquences, car les ondes gravitationnelles libérées lors de transitions de phase ou produites par des cordes cosmiques ou des murs de domaine seraient plus fortes à des fréquences spécifiques. Pierre Auclair a travaillé sur le calcul des signatures spectrales des cordes cosmiques, qui émettent des ondes gravitationnelles à des longueurs d’onde caractéristiques lorsque leurs nœuds et leurs boucles évoluent. Quant à Chiara Caprini, elle étudie la possible marque des transitions de phase violentes sur le bruit de fond des ondes gravitationnelles. Toutefois, selon elle, ce bruit présente pratiquement les mêmes caractéristiques que celui de l’instrument. Dès lors, comment les distinguer ?

Une autre approche, suivie par Raman Sundrum et ses collègues depuis 2018, consiste à essayer de cartographier l’intensité globale de l’arrière-plan dans le ciel. L’objectif est de traquer les anisotropies, c’est-à-dire des zones qui sont juste un tout petit peu plus bruyantes ou plus silencieuses que la moyenne.

Lisa ressemble davantage à un microphone qu’à un télescope. Au lieu de scruter une direction particulière, il écoutera tout le ciel à la fois. L’écho des ondes gravitationnelles primordiales sera perdu au milieu de celles des trous noirs en fusion, des étoiles à neutrons et des nombreuses paires d’étoiles naines blanches au sein de notre galaxie. Distinguer le signal des premières reviendra à repérer le son d’une brise printanière sur un chantier de construction !

Raman Sundrum choisit toutefois de garder espoir : « Ce sera difficile pour les expérimentateurs. Pour les théoriciens aussi. Mais avec un peu de chance… »

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