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« Le chantier de la démesure » : des physiciens veulent creuser un tunnel de 91 km sous les Alpes
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Haute-Savoie, reportage

À une vingtaine de kilomètres au nord d’Annecy se trouvent les vergers de Joël Duret. Vingt-quatre hectares, hérités de ses parents, que l’arboriculteur a fait passer du conventionnel au biologique il y a une dizaine d’années. À 600 mètres d’altitude, il cultive des variétés rustiques rarement visibles sur les étals. En bas, dans la vallée de Cruseilles, les frontaliers se dirigent vers Genève dans un ballet incessant, la frontière suisse n’étant qu’à une vingtaine de kilomètres.

Il y a deux ans, Joël a participé à une réunion publique à propos d’un étrange projet. Un gigantesque tunnel de 91 kilomètres de circonférence, destiné à des expériences scientifiques. Le plus grand chantier d’Europe d’après ses promoteurs. Un arrêté préfectoral a été publié, des forages entrepris pour sonder le terrain. Le tunnel passerait à 200 mètres sous son verger, mais nécessiterait un accès en surface. Huit hectares bétonnés. Dans la salle, le communicant se voulait rassurant : « On fait ça où il n’y a rien. » « Le problème », lui a répondu Joël, « c’est que “rien“ c’est chez moi ! »


Joël Duret, arboriculteur, dans son verger à Cercier (74).
© Antoine Costa / Reporterre

Pourquoi un laboratoire de physique situé dans la banlieue de Genève à 30 km de là, viendrait-il faire des trous dans un verger en Savoie ? Et, au nom de la science, faut-il accepter son coût : 16 milliards d’euros, 19 millions de tonnes de déchets excavés auxquels s’ajoutent les allers-retours polluants de camions, une consommation électrique équivalent à celle d’une ville de 700 000 habitants…

Un laboratoire de renommée mondiale

Situé à la frontière franco-suisse, le Cern est le plus grand laboratoire de physique au monde. On y étudie l’« infiniment petit », les particules élémentaires, c’est-à-dire la façon dont la matière est structurée. Légendaire chez les physiciens, moins connu du grand public, il a bénéficié d’une exposition médiatique importante en 2012 avec l’observation du Boson de Higgs, une découverte scientifique majeure couronnée d’un prix Nobel.

Si l’atome, atomos en grec, signifie « indivisible », il est en réalité lui-même constitué de particules plus petites. Ces particules n’existent pas à l’état naturel : il faut provoquer une collision, fracasser des électrons, des protons ou des atomes les uns contre les autres à la vitesse de la lumière pour observer la manière dont ceux-ci se disloquent.

En 1964, trois physiciens émirent une hypothèse : un champ invisible emplirait tout l’univers. Le voir, en sonder la matière, permettrait de comprendre certains phénomènes comme le Big Bang et la formation de l’univers. « En physique, la preuve, c’est l’expérience », dit le physicien Étienne Klein. Il a fallu quarante-huit ans pour démontrer la validité de cette hypothèse. Le microscope permettant de sonder l’infiniment petit est un gigantesque anneau souterrain dans lequel les scientifiques font se fracasser les particules les unes contre les autres : un collisionneur.

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© Louise Allain / Reporterre

Au Cern, ces gigantesques anneaux souterrains font de quelques mètres à plusieurs kilomètres de circonférence. C’est grâce à un collisionneur de 27 km, le LHC (Grand collisionneur de hadrons), que les bosons de Higgs ont pu être observés. À la remise de son prix Nobel, cinquante ans après avoir émis son hypothèse, le physicien octogénaire Peter Higgs déclara : « Je ne pensais pas voir ça de mon vivant. »

Un maire a tenté de stopper le projet

Le Cern envisage désormais de construire un accélérateur encore plus grand, de 90 km de circonférence. Situé à 200 mètres sous terre, le Futur collisionneur circulaire (FCC) passerait sous le lac Léman, mais la majorité de son tracé se situerait en France. En surface, huit sites, couvrant 150 hectares en tout, majoritairement en Savoie, permettraient d’y accéder.

À quelques kilomètres du verger de Joël se trouve l’exploitation de Jérémie Courlet. Avec une douzaine d’autres personnes, il s’occupe d’une centaine de vaches laitières. Des montbéliardes, une des quatre races autorisées pour obtenir l’IGP Savoie, qui produisent de la tomme de Savoie et du fromage à raclette. Le Gaec — une association d’agriculteurs — existe depuis longtemps. Il l’a repris à ses parents. Au tournant des années 1960, ces derniers s’étaient lancés dans l’intensif.

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Jérémie dans sa cave à fromage, à Minzier (74).
© Antoine Costa / Reporterre

Pendant une quinzaine d’années, ils ont remplacé leurs vaches par des Holstein « à qui on faisait cracher du lait ». Les bêtes étaient en stabulation, ne sortaient plus et se nourrissent de maïs. « Ça a duré un temps puis ils sont revenus au système classique : les vaches mangent de l’herbe. » Jérémie est aussi maire de la commune de Minzier. Il y a deux ans, il a été convoqué à une réunion avec la préfecture à propos du projet du Cern. « Là, je tombe des nues : un tunnel de 90 kilomètres de circonférence, dix ans travaux et des millions de tonnes de déchets ! »

En tant qu’élu, Jérémie a pris un arrêté pour interdire les forages. Deux jours après, un envoyé de la préfecture a débarqué à la mairie et a insisté sur l’importance du projet : « C’est le pot de terre contre le pot de fer, dit le maire. J’ai dû reculer. »

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Forage dans le cadre des études géophysiques de terrain pour l’étude de faisabilité du FCC.
Cern

Scientifiques en rébellion

Laurent Husson est géophysicien à l’université de Grenoble. Membre des Scientifiques en rébellion, il pointe le gigantisme du projet : « C’est le chantier de la démesure. Huit millions de mètres cubes de roche excavées, soit l’équivalent de quatre pyramides de Khéops. Quatre terawatt-heures de consommation électrique, l’équivalent de la prduction d’un réacteur nucléaire ou de la consommation d’une ville de 700 000 habitants ».

Autre aspect important : habituellement, en physique, les expériences viennent confirmer ou non une théorie. Or « le FCC n’est pas adossé à un fondement théorique qui demande à être testé. Rien ne garantit que l’augmentation de la puissance ouvre de nouvelles perspectives », dit le chercheur. Une opinion partagée par des physiciens dénonçant des « concepts flous », voire un « pari ». C’est sur ces arguments que l’Allemagne, qui participe pour un cinquième du budget annuel du Cern, a décidé de se retirer du projet FCC.

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Représentation du futur mégatunnel.
Polar Media

Interrogé par Étienne Klein sur France Culture, le responsable du projet FCC a reconnu qu’il « s’agit de chercher des choses qu’on ne connait pas » — tout en précisant que ce projet ouvrira « énormément de possibilités » et « qu’un gros programme de physique s’annonce ».

Pour Laurent Husson, « la communauté des physiciens des particules est très bien structurée depuis l’après-guerre. Ils bénéficient d’un prestige et d’une autorité. C’est une anomalie dans le paysage académique ». Et de poursuivre : « Ils peuvent se permettre de demander 15 milliards d’euros d’argent public pour un projet aussi flou. »

Comment continuer la recherche scientifique ?

En 1966, le journaliste allemand Robert Jungk, prix Nobel alternatif, célèbre pour son livre sur la bombe nucléaire Plus clair que mille soleils, a écrit à la demande du directeur du Cern un livre sur le laboratoire. Intitulé Die Grosse Maschine (la grosse machine, en français), l’ouvrage décrit une incroyable collaboration internationale sans but militaire. Une façon de réconcilier les pays d’Europe autour de la recherche après la tragédie des bombes d’Hiroshima et de Nagasaki. « Les physiciens ne cherchaient pas à atteindre de la puissance mais à acquérir plus de connaissances », écrit Jungk. C’est au Cern que « les atomistes se rachetaient du “péché“ dont avait parlé le père de la bombe atomique, Oppenheimer ».

Une dizaine d’années après la publication de son livre, il a découvert que le Cern collaborait à la recherche militaire, assistant à la course au succès, à la concurrence et aux records qui s’est traduit par un gigantisme technologique. La taille des accélérateurs, de 15 mètres en 1957, est passée à 7 km en 1976, puis à 27 km dix ans plus tard. Dans une préface à un ouvrage critique [1], Jungk admet s’être fait berner par la propagande du Cern. En chantant les louanges d’une science pure, une science fondamentale dénuée d’application industrielle, les physiciens lui auraient menti.

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Un système de cryogénie et de refroidissement. «  Le refroidissement reste un défi majeur pour les futurs collisionneurs de particules  », écrit le Cern.
Cern

C’est aussi au Cern, qu’en 1972, le célèbre mathématicien Alexandre Grothendieck, titulaire de la médaille Fields, a donné une conférence restée célèbre. Il avait démissionné de son poste après avoir découvert que l’institution pour laquelle il travaillait recevait des financements militaires.

Il revendiqua de ne plus faire de recherche pour ne pas participer au désastre en cours et interpella ses collègues sur leur « responsabilité scientifique » en posant ette question : « Allons-nous continuer la recherche scientifique ? » Aujourd’hui, pour Laurent, des Scientifiques en rébellion, à défaut d’arrêter la science, « les limites planétaires doivent aussi s’appliquer à la recherche ».

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