
Les décideurs politiques débattent du « déficit d’investissement » de l’Europe comme un couple dysfonctionnel qui débat de la manière de réparer un toit qui fuit : tout le monde s’accorde sur le fait qu’il faut faire quelque chose, mais personne n’a d’idées concrètes sur la manière de procéder.
Mais au juste, qu’est-ce que ce déficit d’investissement ? Pourquoi est-il si difficile à combler ? L’Europe sera-elle capable de stimuler l’investissement au cours des prochaines années ? Euactiv se propose de répondre à toutes ces questions.
Dans cet article, vous découvrirez que :
- Les besoins d’investissement de l’Europe sont énormes, de l’ordre de milliers de milliards d’euros.
- L’accent mis par les décideurs politiques de l’Union européenne (UE) sur la stimulation de l’investissement privé est probablement une erreur.
- Il y a très peu de chances que l’Europe comble son déficit d’investissement dans un avenir proche.
Pourquoi tout le monde en parle ?
La raison principale pour laquelle le déficit d’investissement est sur toutes les lèvres est que l’économie européenne ne se porte pas bien. À bien des égards, elle est nettement plus mal en point que celle de la Chine et des États-Unis.
Selon le Fonds monétaire international (FMI), la production totale de l’UE n’a augmenté que de 1,1 % l’année dernière, soit moins de la moitié par rapport aux États-Unis, et un peu plus d’un cinquième par rapport à la Chine.
De plus, l’UE fait face à de nombreux obstacles structurels qui laissent présager qu’elle restera à la traîne sur le plan économique à l’avenir. Parmi ces barrières, on peut citer les prix élevés de l’énergie, la faiblesse de la demande intérieure et extérieure, les exportations chinoises bon marché et, bien sûr, un président américain friand de droits de douane.
À ces difficultés économiques s’ajoutent l’urgence croissante de la lutte contre le changement climatique, la nécessité de ne pas se laisser distancer dans des domaines de recherche de pointe, tels que l’intelligence artificielle (IA), et les préoccupations sécuritaires exacerbées par la guerre en Ukraine.
« L’UE doit aller de l’avant avec la transformation écologique, la numérisation de l’économie et le renforcement de sa défense militaire », ont écrit l’année dernière des économistes de la Banque centrale européenne (BCE). « Cela nécessite beaucoup plus d’investissements que par le passé. »
De combien d’argent parlons-nous ?
Il n’y a pas de chiffre précis et consensuel, mais tout le monde s’accorde à dire qu’on parle de beaucoup d’argent.
Les économistes de la BCE estiment que l’Europe devrait dépenser 5 400 milliards d’euros supplémentaires entre 2025 et 2031, soit environ 771 milliards d’euros par an.
L’an dernier, le technocrate italien estimé et ancien président de la BCE Mario Draghi a également suggéré que l’Europe augmente ses investissements dans les secteurs de l’écologie, du numérique, de la défense et de la recherche d’au moins 750 à 800 milliards d’euros par an.
Il a toutefois souligné que ce montant — équivalent à 4,4 – 4,7 % du PIB annuel de l’UE — reste une « estimation prudente ». En effet, il n’inclut pas les fonds destinés à l’adaptation au changement climatique, à la requalification de la main-d’œuvre européenne, ou au renforcement de la sécurité économique du bloc.
D’autres études réalisées par des organismes indépendants indiquent que l’adaptation au changement climatique et l’atténuation de ses effets à eux seuls pourraient coûter jusqu’à 1 600 milliards d’euros par an.
Dans l’ensemble, il semble donc que les besoins d’investissement de l’Europe pourraient être plus proches de 1 000 à 2 000 milliards d’euros que de 750 à 800 milliards d’euros, et pourraient même être nettement plus élevés.
S’agit-il d’argent privé ou public ?
Là encore, il n’y a pas de consensus sur la manière dont ce fardeau de l’investissement devrait être réparti entre le secteurs privé et public. Il est cependant probable que l’essentiel des besoins d’investissement de l’Europe devra être supporté par les entreprises privées.
Historiquement, 80 % des besoins d’investissement de base des pays ont été couverts par le secteur privé, tandis que 20 % provenaient du secteur public.
Cependant, et comme l’a lui-même noté Mario Draghi, les estimations du FMI et de la Commission européenne suggèrent que le coût actuel du capital privé en Europe est d’environ 250 points de base (ou 2,5 points de pourcentage) trop élevé pour que cette répartition « 80-20 » soit réalisable.
Cela signifie que, dans le cas de l’Europe, la répartition des investissements pourrait être plus proche de 50-50, avec 50 % de l’argent provenant respectivement des secteurs privé et public.
En d’autres termes, les gouvernements de l’UE pourraient devoir débourser au moins 400 milliards d’euros supplémentaires par an. Cela représente plus que le PIB annuel combiné de la Lituanie, de la Lettonie, de l’Estonie, de Malte, de Chypre et du Luxembourg.
Les responsables gouvernementaux de l’UE espèrent que la charge financière du secteur public ne sera pas aussi lourde. En effet, avec la baisse actuelle des taux d’intérêt par la BCE et l’accélération de l’intégration européenne de l’Union des marchés de capitaux (UMC), longtemps bloquée, on pourrait penser que ce souhait est au moins partiellement fondé sur la réalité.
Les analystes restent toutefois sceptiques quant à la capacité de ces facteurs à réduire suffisamment le coût du capital privé pour maintenir la répartition traditionnelle de 80-20.
Comme l’affirme sans ambiguïté Maria Demertzis, analyste pour le think tank Conference Board, « cela n’arrivera pas ».
Quelle est la stratégie de la Commission pour stimuler l’investissement ?
Malgré les exhortations répétées de Mario Draghi sur l’importance des financements publics, la Commission s’est largement concentrée ces derniers mois sur la nécessité de combler le déficit d’investissement par le biais du secteur privé.
Pour souligner ce point, la très vantée « Boussole pour la compétitivité » de l’exécutif européen, publiée le mois dernier, met fortement l’accent sur la génération d’investissements privés supplémentaires en « réduisant la bureaucratie » et en intégrant l’UMC du bloc.
Cependant, cette boussole — décrite par Ursula von der Leyen comme l’« étoile polaire » de la nouvelle Commission — ne contient pratiquement aucun détail sur la manière dont l’Europe devrait stimuler l’investissement public.
Ce plan « souligne que des fonds publics et privés sont nécessaires, mais la majeure partie de l’axe sur le financement ne fait que discuter de la manière dont nous devrions apporter des fonds privés », explique Zsolt Darvas, chercheur principal pour le think tank Bruegel.
L’expert souligne également que l’accent mis par Bruxelles sur l’effet de levier de l’argent privé constitue une grave lacune dans le plan de financement global de la Commission.
« Cette stratégie me donne un peu d’espoir qu’une partie importante du déficit d’investissement pourrait être comblée », affirme-t-il.
Pour Maria Demertzis, l’impact de la déréglementation et de l’intégration de l’UMC prendra de nombreuses années à se faire sentir, alors que les besoins d’investissement de l’Europe sont urgents.
« Tout le programme de réforme, y compris l’UMC et autres, est le bienvenu. Mais vous ne pouvez pas le faire immédiatement », ajoute-t-elle. « Ce n’est pas pour maintenant. »
Quel est le problème avec l’argent public ?
La raison principale qui explique la réticence de la Commission à produire des plans détaillés d’investissements publics supplémentaires est la frugalité.
Comme l’ont fait valoir à plusieurs reprises des responsables de pays comme les Pays-Bas et l’Allemagne, de nombreux États membres de l’UE affichent déjà des déficits budgétaires élevés, et enfreignent de ce fait les nouvelles règles budgétaires strictes de l’Union.
Huit États membres, dont de grandes économies comme la France et l’Italie, font actuellement l’objet d’une « procédure de déficit excessif » (PDE), ou d’une réprimande officielle, de la part de la Commission pour avoir dépassé le seuil budgétaire imposé par l’UE d’un déficit public ne dépassant pas 3 % du PIB annuel.
Les analystes, cependant, réfutent l’idée selon laquelle les États membres de l’UE sont tellement endettés qu’ils n’ont pas la capacité budgétaire de répondre aux besoins d’investissement de l’Europe.
« Sur le plan fiscal, cela devrait être viable », soutient Zsolt Darvas. Il ajoute que des études universitaires montrent que les augmentations nécessaires des investissements publics n’entraîneront pas « une flambée des taux d’intérêt ».
« Malheureusement, les nouvelles règles fiscales ne sont pas vraiment favorables aux investissements », ajoute le chercheur.
Une autre raison, connexe, de l’accent mis par la Commission sur l’argent privé est que sa principale source de fonds publics, à savoir le fonds de relance de l’UE « NextGenerationEU » de 800 milliards d’euros pour la pandémie de Covid-19, doit expirer en 2026. Les États membres dits frugaux sont fortement opposés à son renouvellement.
Le programme, financé par une dette conjointe des États membres, visait à stimuler les économies de ces derniers après la pandémie, en finançant des investissements écologiques et numériques cruciaux en échange de réformes ciblées.
Pour aggraver les difficultés budgétaires, les États membres devront débourser à partir de 2028 environ 30 milliards d’euros par an pour rembourser la dette accumulée. Il s’agit d’un montant équivalent à environ un cinquième du budget régulier de l’UE.
De nombreux analystes, dont Mario Draghi lui-même, affirment qu’un renouvellement du fonds de relance est essentiel pour que l’Europe comble son déficit d’investissement.
« Une dette commune est peut-être inévitable, mais elle est controversée, même si elle n’est utilisée que pour des investissements augmentant la productivité dans des biens publics de l’UE, tels que les innovations révolutionnaires, la défense et les infrastructures énergétiques transfrontalières », soulignent les analystes du Centre for European Reform dans un récent rapport.
Quelles sont les autres options ?
Une possibilité reste un fonds de défense « opt-in », souscrit par une dette commune à laquelle les pays tiers pourraient adhérer.
Zsolt Darvas note qu’un tel système est « tout à fait probable », mais qu’il ne serait pas aussi efficace que le fonds de relance NextGenerationEU, qui vise à stimuler les investissements dans un plus large éventail de domaines.
Une autre option potentielle serait celle des « nouvelles ressources propres », ou des sources de revenus supplémentaires pour le budget de l’UE, générées par des mécanismes tels qu’une nouvelle taxe carbone.
Zsolt Darvas rejette également cette option, la jugeant insuffisante. Si ces ressources peuvent « contribuer marginalement » à l’avenir, elles ne feront pas une grande différence à moins que le budget régulier de sept ans de l’UE — qui ne représente que 1 % du PIB annuel de l’Union — ne soit augmenté.
« La plupart de ces nouvelles ressources propres changeraient la manière dont les pays contribuent au nouveau budget, mais ne modifieraient pas vraiment le montant global des recettes, à moins que le plafond des dépenses du budget de l’UE ne soit relevé », explique-t-il.
Selon Maria Demertzis, un moyen pour l’Europe de répondre à ses besoins d’investissement à court terme consisterait à tirer parti de la puissance de la Banque européenne d’investissement (BEI).
La BEI, le plus grand prêteur au monde, serait particulièrement en mesure d’aider si elle était autorisée à faire des investissements plus risqués qui « attireraient » l’argent privé.
« S’ils financent les tranches les plus risquées de projets intéressants, alors l’argent privé pourrait être intéressé parce que l’argent privé ne veut pas prendre de risques », soutient-elle.
(AB)