
Grenoble, correspondance
J’enfile une veste, mets une écharpe. Attrape à la volée une paire de gants puis me ravise. Aujourd’hui encore, les gants pourront rester au placard. « Pour la mi-février, il fait très doux », me dis-je, avant de sourire tristement face à cette réflexion, qui pourrait être celle de ma grand-mère lorsque j’étais enfant. Une matinée à 12 °C, un 13 février en 2050, ça ne veut malheureusement plus dire grand-chose. Moi, à 57 ans, j’ai encore l’âge de me rappeler le froid qui nous brûlait les joues, le matin en février. Je me souviens avoir connu, gamine du début des années 2000, des hivers tout blancs, le pare-brise de la vieille Clio familiale complètement gelé.
En fermant la porte de mon appartement, je me fais la réflexion que la dernière vraie saison que notre village de moyenne montagne a connu, à 1 000 mètres d’altitude, remonte à l’hiver 2034. Ce long épisode neigeux avait instillé le doute en chacun de nous : nous avions, deux ans auparavant, voté en agora citoyenne le démantèlement des remontées mécaniques encore existantes sur la station-village, mais qui ne fonctionnaient plus depuis quelques années déjà. Mais le projet « Un futur pour notre village », que nous avions élaboré en menant de longues consultations publiques, s’est poursuivi et nous avons, en 2036, fait démonter les derniers pylônes.
« La neige n’était pas notre avenir »
J’étais au premier rang des personnes qui allaient pâtir de ce projet, en faveur duquel j’ai pourtant voté en mon âme et conscience. Au milieu des années 2010, j’avais commencé ma vie professionnelle, comme beaucoup de natifs du coin, en lien avec les pistes, alternant entre monitrice de ski et technicienne sur les remontées mécaniques l’hiver, et employée de l’office de tourisme l’été. Mais après plusieurs saisons hivernales au chômage technique, il a fallu se rendre à l’évidence : la neige n’était pas notre avenir si nous voulions continuer à vivre et élever nos enfants ici.
La tenue des Jeux olympiques dans les Alpes en 2030, hiver marqué par une pénurie importante de neige, a créé un électrochoc dans l’opinion publique. Les organisateurs ont dû carburer à la neige artificielle pour créer des languettes de poudreuse entourées d’herbe. Triste exploit, l’hiver 2030 venait de battre une fois de plus le record de chaleur. Comme chaque hiver avant lui depuis une décennie.
Lire aussi : Le ski, le ras-le-bol des écologistes
Le gouvernement de l’alliance de gauche écologiste qui est parvenu au pouvoir en 2032 a pris très rapidement les mesures qui s’imposaient pour engager le virage de « l’après tout-ski ». Celle qui a fait le plus parler, c’était évidemment l’interdiction totale de la neige artificielle… Mais nous, ce qui nous a intéressés en premier lieu, ce sont les mesures s’attaquant aux nerfs de la guerre pour les territoires de moyenne montagne : le logement et le transport. Notre village a été parmi les premiers à adopter l’encadrement des loyers. D’autres mesures ont été prises pour réserver une partie des logements pour l’habitat à l’année, avec une part de logements sociaux. Une banalité aujourd’hui, mais une révolution à l’époque !
Dans mon village, nous avons aussi bénéficié d’un nouveau programme national pour les énergies renouvelables lancé en 2035. Les bâtiments municipaux et les logements des propriétaires volontaires se sont parés de panneaux photovoltaïques nouvelle génération, ultra-souples et transparents. Grâce à ce système, la commune est autonome en énergie toute l’année, et produit même un excédent qui génère des revenus.
Un refuge climatique
Eh bien… mes souvenirs sont remontés loin, le temps d’un trajet à vélo ! Car oui, c’est la nouveauté depuis l’année dernière : notre village est quasiment libre de toute voiture. C’est un des axes de notre projet citoyen, qui a mis du temps à se mettre en place : les véhicules sont relégués dans des parkings-relais autour du village. La mairie propose en libre-service et en location à tarif libre des vélos, électriques ou non. Un réseau de petites navettes tourne toute la journée pour compléter et faire le lien avec les transports en commun, qui se sont beaucoup étoffés, en direction des autres villages et de la vallée.
Me voici presque arrivée au travail, et je croise Johann, mon ami d’adolescence. Nous avons commencé ensemble sur les pistes, lorsqu’il était perchiste. Lui aussi s’est reconverti. Ou plutôt, il est revenu à ses racines : il a repris la laiterie familiale. Avec le retrait des remontées mécaniques, une grande partie des anciennes pistes de ski a été rendue à l’agriculture, entre zones de plantations et alpages pour les éleveurs. Johann a ainsi pu faire grossir son troupeau de vaches laitières, il a diversifié son activité avec un abattoir paysan, des visites pédagogiques de sa ferme, et une partie d’hébergements touristiques.
Johann fait aussi partie de la coopérative du village, qui s’est agrandie à mesure que la commune réussissait à installer de jeunes agriculteurs. Des éleveurs comme Johann, mais aussi des maraîchers, une herboriste, un apiculteur… De nouvelles cultures ont vu le jour sur les pentes de l’ancienne station de ski, le changement climatique apportant, paradoxalement, son lot d’opportunités pour la biodiversité. Un projet d’agroforesterie est d’ailleurs en train de se monter, ici, dans la forêt aux abords de l’ancienne piste de ski.
Sans neige,
« nous dormons sur nos deux oreilles »
Moi, je travaille depuis plus de dix ans dans une résidence autonomie pour personnes âgées, gérée par l’État. Comme les scientifiques du Giec [1] l’avaient établi dans leurs prévisions, la température a continué d’augmenter au fil des décennies partout en France. L’été, les « nuits tropicales » sont devenues communes. Si nous, en montagne, nous les connaissons aussi, nos territoires font pourtant figure de refuge climatique par rapport aux plaines ! Cela a favorisé la conversion de certains lotissements du village, jusqu’ici des résidences secondaires aux volets fermés, en des logements adaptés pour personnes âgées. Cela a créé un gros appel d’air en termes d’emploi, ce qui permet aux jeunes d’envisager de rester sur le territoire.
Je me souviens à quel point les opposants au projet « Un futur pour notre village » craignaient que les activités hivernales disparaissent avec le démantèlement des remontées mécaniques. Surtout ceux qui n’avaient connu que le modèle du « tout-ski ». Leurs craintes, si l’avenir les a prouvés infondées, pouvaient se comprendre : comment imaginer autre chose que ce qu’on a toujours connu et qu’on nous a toujours présenté comme le Saint-Graal ?
Lire aussi : Face au manque de neige, les habitants font revivre les stations délaissées
Il y a évidemment eu une période transitoire qui n’a pas rassuré tout le monde, mais les sports d’hiver ont rapidement évolué. Désormais, on apprend la glisse autrement. Les randonnées en raquette, le ski de randonnée et le ski de fond continuent d’être pratiqués lorsque les parcours balisés sont suffisamment enneigés. Dans les forêts pentues au-dessus du village, le ski-hoc, un ski court qui permet de monter à l’aller et de glisser au retour, a la cote !
Ce sont désormais ces sports que l’on enseigne aux enfants qui reviennent en nombre chez nous, lors des « classes de montagne » relancées par l’État, tout au long de l’année. On leur apprend les secrets de la forêt, le travail de l’abeille et la discrétion du chamois.
Alors c’est vrai, il n’y a plus de cars de touristes débarquant par centaines en hiver ; mais nous avons un tourisme continu et raisonné, toute l’année, en soutien de notre économie locale qui a retrouvé son indépendance. Chacun a trouvé sa place et son activité. Notre village gagne même tout doucement en population chaque année. Une maison médicale s’est installée de façon pérenne et l’école ouvre ses classes à chaque rentrée. Et quand un hiver ne voit pas tomber suffisamment de neige, nous dormons sur nos deux oreilles.
legende