Serbie : la contestation s’amplifie, l’UE reste silencieuse
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Les manifestations étudiantes contre la corruption prennent de l’ampleur en Serbie, mais les institutions européennes se sont pour l’heure gardées de soutenir les protestataires, alors que le président Aleksandar Vučić est considéré comme un partenaire essentiel dans les Balkans.

Le 30 janvier au matin, 500 étudiants serbes ont quitté Belgrade à pied, sous le mot d’ordre « un pas pour la justice ». Au terme d’une marche de 80 km, ils ont rejoint Novi Sad, pour participer au blocage de trois ponts sur le Danube qui aura lieu samedi.

Il y a tout juste trois mois, le 1er novembre 2024, la toiture de la gare ferroviaire de cette grande ville du nord de la Serbie s’était effondrée, causant la mort de quinze personnes.

Récemment restaurée par une entreprise chinoise pour la somme de 55 millions d’euros, la gare avait été inaugurée en grande pompe quelques mois plus tôt par le président Aleksandar Vučić et le Premier ministre hongrois Viktor Orbán.

En effet, Novi Sad est une étape sur la future ligne à grande vitesse qui doit relier Belgrade à Budapest, un axe de communication important qui s’inscrit dans le cadre du projet des « nouvelles routes de la soie » soutenu par Pékin.

Depuis le drame, c’est une vague de contestation sans précédent qui touche la Serbie, alors que les appels à la grève se multiplient et que les agriculteurs ont rejoint le mouvement. Chaque jour, dans tout le pays, des milliers de personnes arrêtent toute activité à 11 h 52 — l’heure de la catastrophe — et observent quinze minutes de silence en l’honneur des quinze victimes.

Du jamais vu depuis la chute de l’ancien président serbe Slobodan Milošević en 2000, constatent les manifestants, qui dénoncent la corruption des autorités et exigent la publication de l’ensemble des documents relatifs au chantier de la gare, ainsi que des poursuites pénales contre les responsables du drame.

« Nous n’avons pas de revendication politique et nous nous tenons éloignés des partis d’opposition », explique Milica Dokmanović, une étudiante de l’université de Novi Sad. « Nous demandons simplement que les institutions serbes travaillent dans l’intérêt des citoyens ».

Régnant en maître sur la Serbie depuis 2012 et contrôlant très étroitement les médias du pays, le très autoritaire Aleksandar Vučić avait jusqu’à présent réussi à empêcher l’émergence de tout mouvement de contestation important.

Mais après avoir accusé les étudiants d’être payés par l’Occident, puis après avoir tenté de les intimider, le président s’est finalement résolu à lâcher son Premier ministre Miloš Vučević, qui a annoncé sa démission le 28 janvier.

« La différence entre ces manifestations et les précédentes, c’est que cette fois sont descendues dans les rues des personnes qui n’avaient pas l’habitude de s’exprimer », note Naim Leo Beširi, le directeur de l’Institut des affaires européennes de Belgrade.

L’embarrassant silence de Bruxelles

Alors qu’Aleksandar Vučić a évoqué l’hypothèse de législatives anticipées pour sortir de la crise, le président serbe peut en tout cas se féliciter du silence des institutions européennes et notamment de la Commission.

Alors qu’Ursula von der Leyen n’a jamais manqué de soutenir « le peuple géorgien qui se bat pour la démocratie », elle est restée très discrète sur la révolte qui embrase la Serbie. Le pays est pourtant officiellement candidat à l’Union européenne depuis 2012.

En visite il y a quelques jours à Belgrade, Gert Jan Koopman, le directeur de la Direction générale du voisinage et des négociations d’élargissement (DG NEAR), a de son côté sobrement souligné « les progrès constants » de la Serbie vers l’UE.

Le rapport 2024 d’avancement de la Commission européenne explique pourtant que les autorités serbes devraient lutter plus efficacement contre la corruption, mais aussi garantir l’indépendance de la justice et la liberté d’expression.

« Les officiels de la Commission décrivent une réalité qui n’existe pas en Serbie. Les autorités serbes ne respectent ni l’État de droit, ni les règles de base de la démocratie », note l’analyste Srđan Cvijić, membre de l’Open Society Foundations.

« Si les manifestants n’arborent pas de drapeau européen, c’est que l’UE est perçue comme un allié du gouvernement. »

Des intérêts bien compris

La Serbie occupe une place géopolitique centrale dans les Balkans et détient les clefs de la stabilité de la région, notamment en lien avec les négociations théoriquement toujours en cours avec le Kosovo sur la « normalisation des relations » entre les deux pays.

Si Belgrade a condamné l’invasion russe de l’Ukraine en 2022, le gouvernement serbe ne s’est par ailleurs jamais aligné sur les sanctions européennes contre Moscou.

« Les Européens craignent que s’ils critiquent Aleksandar Vučić, ce dernier ne rejoigne le camp russe et qu’il continue d’ouvrir son pays aux entreprises chinoises », continue Srđan Cvijić.

« Ce qui est bien sûr une erreur, car Moscou n’a que très peu de moyens d’intervenir en Serbie et Belgrade réalise la grande majorité de ses échanges économiques avec l’UE. »

Au centre des voies de communication de l’Europe du Sud-est, la Serbie est aussi un allié de poids pour contrôler les milliers de migrants qui tentent chaque année de remonter vers l’UE. En juin 2024, Belgrade a signé avec l’UE un accord pour permettre le déploiement de l’agence Frontex aux frontières de la Serbie avec la Bosnie-Herzégovine et la Macédoine du Nord.

La Serbie dispose en outre de ressources qui intéressent au plus haut point les pays européens, notamment l’Allemagne et son industrie automobile. Le 19 juin dernier, le chancelier Olaf Scholz s’était ainsi rendu à Belgrade pour assister à la signature d’un « mémorandum sur les matières premières critiques » visant à relancer un important projet de mine de lithium, malgré l’opposition de la population locale.

(AM)

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